Elections, fandango - partie 2, chp 7
La place du Marché de Mariva est le lieu d’échange par excellence ; dans le désordre des étals multicolores, la cacophonie de la fanfare qui se mêle aux cris des maraîchers, les senteurs mêlées d’épices, de poissons ou de fromages, se croisent les touristes et les mariviens, en une vaste chorégraphie abstraite, dont on observerait parfaitement les milles couleurs en mouvement du haut du clocher de l’église qui domine ce brouhahas commerçant.
Marysette venait de croiser Madame Rolande, qu’elle n’avait pas vue depuis plusieurs jours. La conversation allait donc tambour battant, tant la liste des problèmes de l’une et de l’autre était longue à énoncer. Il fallait aussi, évidemment, évoquer le départ de Monsieur le Maire, que l’on allait beaucoup regretter, des hommes comme cela, compétent et intègre, on n’en fait plus ; et puis Marie, qui prend tout cela beaucoup trop à cœur, on lui a pourtant dit de se méfier, à tout vouloir gérer, à elle tout de seule, et à ce rythme, elle va finir par y laisser la santé, après tout, la santé, c’est le plus précieux, on le répète souvent, surtout Marysette, qui en sait quelque chose, avec tout ses soucis. Il y avait encore aussi l’excitation de l’inauguration de l’Aquarium, qui était néanmoins un peu retombée, parce que maintenant, un bâtiment comme celui-ci, il va falloir l’entretenir, après tout, l’Aquarium, c’est bien pour les touristes, mais les touristes, ce ne sont pas eux qui payent, il paraît que cela a déjà coûté une vraie fortune à la Mairie, et le beau-frère de Rolande à même eu l’information –confidentielle- qu’il y avait eu de sacré dépassement de budget, les impôts ne sont pas prêts de baisser, si ce n’est pas un monde, avec ce que l’on paye déjà, c’est simple, on ne peut plus y arriver. Tiens, mais regardez-moi qui arrive là.
D’un air triomphant, Raymond Collet et ses acolytes, tracs à la main, venaient de débarder sur l’allée principale du marché de Mariva. Jamais Collet n’avait semblé aussi sûr de lui. Arrivant devant ces dames qui avaient interrompu leur conversation, il leur proposa avec une petite pointe d’ironie : « un petit prospectus, Mesdames ? », ce qu’elles déclinèrent évidemment, sans parole, d’un geste aussi agacé que gêné. Elles ne rompirent le silence que quand l’individu fut assez éloigné pour ne pas profiter de leur échange.
« Vous avez vu son air satisfait – Il croit vraiment que cette fois il a une chance – Pensez-vous, Mariva est Jaune depuis toujours – Les Mauves ne passeront jamais à Mariva, vous avez raison – Quand je pense qu’il a fait trente pour cent la dernière fois – Monsieur le Maire est bien patient de tolérer au Conseil Municipal – Remarquez qu’il n’a pas eu le choix – je ne comprends pas que l’on puisse voter Mauve. – Et bien, figurez-vous que j’en connais – Non ? – Pas plus loin que ma belle-sœur, alors vous imaginez bien qu’en famille, on se garde bien de parler politique… »
Depuis toujours, Raymond Collet était l’adversaire politique de Jean-Robert Burnichon à Mariva. Dans sa famille, on militait pour les Mauves de Père en fils, et pour lui, la politique était avant tout une tradition, un devoir, un quasi-sacerdoce. Mauve jusqu’au bout des ongles, il avait une foi infaillible en son parti, quelque soit les changements, les revirements, les réorganisations qu’il suivait. Malheureusement, il avait bien du mal à défendre la cause en laquelle il croyait auprès de la population de Mariva, qui, dans les urnes, renvoyait toujours un écho timide à ses exhortations passionnées. Avec les années, il était devenu une figure locale, l’éternel Poulidor des municipales de la ville, et son acharnement et sa conviction forçaient le respect des modérés et des indécis.
Il était en revanche détesté de plus ultras des partisans jaunes, et donc de l’intégralité du Comité dirigé par Marie, car, au fil des années, une rivalité de plus en plus frontale s’étaient créée entre les militants des deux partis, qui avaient alimenté les tensions et mené à une escalade d’incidents; ce qui était au départ un duel de colleurs d’affiches était devenu une course folle au meilleur emplacement, puis au vandalisme des affiches de l’adversaire, jusqu’au plus fou des actes de terrorisme : le saccage de la boîte aux lettres du comité, sans doute à gros renfort de coups de marteau.
Cette fois, Raymond sentait que son heure était venue ; enfin, il imposerait l’alternance à cette ville, une ville depuis trop longtemps dans les mains d’un même homme. Il allait briser le «système jaune », et offrir aux habitants de la commune de vraies perspectives d’avenir, grâce à son action engagée, courageuse et probe. Le vent avait tourné, et ce vent, maintenant, était Mauve.