L'opéra assassin - Acte 1, scène 2

Publié le par Ah, Frederic est fou

(lire la scène précédente)

Bureau du Directeur, 18h32

       -         Dites-moi, Robert était-il bien en train de travailler à ce que j’imagine ?

-         Oui, monsieur

-         Et qui a repris la partition ?

-         Fragonard lui-même, monsieur le Directeur.

Bureau de Fragonard, 21h37

Les pages de partitions étaient recouvertes d’une écriture régulière, incisive ; les notes semblaient piquées d’un geste pointu, sûr de lui, comme si elles avaient été évidentes, que le compositeur les avaient tracées à vive allure, dans une frénésie. Pas de rature, une limpidité que l’on ne retrouve que chez Mozart. Et pourtant, Bruscanti avait passé des années à peaufiner son opéra. Peut-être ces pages n’étaient que d’ultimes copies, qu’elles avaient succédées à des piles de brouillon que les retouches successives avaient rendus illisibles, et que le compositeur avait voulu, de sa propre main, mettre au clair ses inventions. Peut-être au contraire était-ce là un premier jet, fruit d’une incroyable inspiration et d’une maîtrise de l’abstraction orchestrale qui avaient permis au compositeur d’aligner les colliers de notes avec une certitude peu commune. Ces pages garderaient ce secret, mais elles avaient beaucoup d’autres mystères à révéler.

Fragonard avait dirigé les plus grands orchestres, sur presque toutes les scènes les plus prestigieuses au monde, il avait déchiffré les musiques les plus complexes, travaillé les délires contemporains des prétentieux qui veulent réinventer la musique. Mais ce manuscrit était certainement la chose la plus difficile sur laquelle il ait eu à se pencher, car il l’obligeait à faire abstraction de l’ensemble de ses connaissances musicales, à redéfinir son langage sonore, à réinventer les sons pourtant si ancrés en lui, à faire fi de son « oreille absolue », qui devenait d’un coup mauvaise conseillère. Gé, cette nouvelle note, à qui il devait trouver sa place. Gé était la clé qui allait lui ouvrir la porte des énigmes mélodiques de Li amanti fatale.

Devant ses yeux, l’ouverture de l’opéra, sur un accord tutti, fortissimo. Un coup de tonnerre, suivi d’un silence. Puis, improbable, la flûte qui amorce, fragile, la mélodie. Rejointe par le violoncelle, curieux entrelacs, nostalgie et douleur, deux amants qui dialoguent. Un, deux, trois mesures, et entrent les premiers violons, un écrin romantique, voile diaphane de tendresse qui entoure les deux amants. Crescendo dramatique, deuxièmes violons, puis, toutes les cordes, et les bois. Et soudain, qui déchire la volupté crémeuse de la mélodie, l’assaut des cuivres, qui jaillissent comme de nulle part. Une menace qui aussitôt s’assourdit, alors que reprend le délicat duo des solistes. Mais la menace est là, rampante, les violons, staccatos, font des arpèges menaçants… Gé ! C’est la note ! Il est là, devant les yeux de Fragonard, l’accord du diable !

Tremblant, comme essoufflé, le chef d’orchestre se redresse, et tente de reprendre sa respiration un instant coupée. Jamais, jamais il n’a parcouru pareille musique.

Les pages se succèdent, l’œil clignote, la main tourne les feuillets avec frénésie, il s’est laissé envahir par la musique, comme si elle allait l’engloutir, et dans le silence du bureau, résonne l’orchestre, les chœurs, se détachent les voix des solistes. Fragonard, presque immobile, muet, mais l’air exalté, comme transcendé, dirige dans sa tête le plus incroyable des opéras.

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Publié dans L'opéra assassin

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B
Dommage qu'il n'y ait pas d'autre commentaire: très joli passage!
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F
Merci de t'occuper de ce petit passage orphelin. Il était bien triste, et moi aussi. C'est un des chapitres que je préfère, et jusqu'à toi, il n'avait succité qu'une plate indifférence !