Ethel et Stéphane (3)

Publié le par Ah, Frederic est fou

(l'épisode précédent, c'est ici)

La boîte aux lettres débordait tellement qu’elle risquait d’étouffer sous la charge des prospectus publicitaires colorés, Ethel oubliait souvent de la vider, et ce soir là, il était vraiment temps. On l’entendit presque pousser un soupir de soulagement. Dans le tas, il y avait bien quelques lettres, mais c’étaient de ces enveloppes sans timbre qui annoncent un triste contenu ; de temps en temps, Ethel sortait son carnet de chèques du premier tiroir de la commande en pin lazuré, et s’occupait de régler les factures, comme on distribuerait des étrennes, il fallait régler le monsieur de la lumière, celui du téléphone, les gens du chauffage, toutes ces personnes qui avaient l’obligeance de lui écrire pour lui dire combien ils désiraient en règlement de leurs nombreux services. Ethel savait évidemment que les choses étaient moins simplistes ni poétiques, mais elle s’accommodait toujours mal d’une froide simplicité, dans son monde où les près sont toujours verts, les factures n’existent pas, et il fallait faire quelques efforts pour faire cohabiter le vrai et le rêve, Ethel ne manquait jamais d’imagination, pour adapter les bizarreries des rêves-aux-yeux-ouverts à la jolie réalité de son univers.

 

La rencontre aurait lieu dans une semaine. Seulement. Ethel subissait l’entraînement intensif que lui imposait Sophie. Sa tenue était déjà prête, et ses cheveux avaient été confiés à un coiffeur qui faisait payer très cher une simple coupe. Mais Sophie s’inquiétait surtout qu’Ethel ne savait absolument pas exprimer le moindre sentiment personnel. « Il faut que tu apprennes à le dire, Ethel  - je n’y arriverai jamais – bien sûr que si, voyons. Ce ne sont que trois petits mots – dis-le toi – je t’aime ; à toi maintenant – je t’aime – tu vois… ce n’est pas si dur, allez, maintenant tu vas t’entraîner pour le dire à voix haute, pas en chuchotant – je t’aime – oui, encore ! – je t’aime – dis-le moi comme si tu le disais à lui – Je t’aime – tu aimes qui ? – Stéphane – dis-lui ! – Je t’aime Stéphane – encore, plus fort – JE T’AIME STEPHANE. »

 

Ethel était épuisée par tant d’efforts, Emilie, même si elle ne voulait que son bien, s’acharnait sur elle, elle prenait tout cela tellement à cœur, je ne sais même pas si cela en vaut la peine, après tout, les choses ne sont-elles pas bien comme elles sont ? Inquiètude, nouvelles angoisses, le sommeil qui ne vient pas. La vie organisée d’Ethel semblait se disloquer. Les près sont bien loin, la forêt est en papier peint. Ethel devait poursuivre son exercice, devant la glace. Je t’aime Stéphane. A voix haute, en pensée. Je t’aime, je t’aime. A quoi pouvait-il ressembler, ce Stéphane ? Sur la photo, il était plutôt pas mal, malgré ses cheveux trop coiffés, séparés par une raie bien nette. On ne ressemble pas à une photo. Rarement. Jamais. Parfois. Tiens, c’est toi, je ne te reconnais pas, ah oui, là dessus, c’est tout à fait toi, tu en fais une drôle de tête, pourquoi tu ne souris pas, ne regarde pas celle-ci, je suis affreuse… Cette photo, Ethel l’avait coincée sur un angle de son miroir, je t’aime Stéphane, la photo n’en avait rien à faire, les yeux regardaient fixement dans le vide, pas la moindre réaction ; devant une photo, c’est facile, surtout si les yeux ne vous regardent pas.

 

Ethel avait gardé le souvenir traumatisant du portrait d’une vieille aïeule, accroché au mur d’un salon, et dont elle avait si peur. Celle qui perçait l’âme. Où que l’on se place dans la pièce, on ne pouvait pas échapper au regard dur, inquisiteur de l’ancêtre, qui semblait deviner le moindre de vos secrets, et qui vous jugeait plus durement qu’aucun vivant ne l’aurait fait. Ethel devait déployer mille stratagèmes pour éviter d’avoir à pénétrer dans ce salon. Parfois, elle n’avait pas le choix. Alors, elle faisait tout pour ne pas croiser le regard méchant qui lui voulait du mal. Dans la prairie, il n’y a pas de tableau.

 

Je t’aime, je t’aime. Stéphane ne ressemblait en rien à la mauvaise tante du portrait, sa photo était gentille.

 

Ce matin, quelque chose de bizarre était arrivé. Monsieur Monnier était venu dans le bureau si calme, et avait demandé à parler à Ethel. On avait trouvé une erreur dans un de ses chiffres. René avait sorti sa tête hors de ces hautes piles de dossier, pour assister à l’échange, René ne parle pas, mais il écoute. Ethel n’avait jamais encore fait d’erreur. Elle ne comprenait pas. C’était impossible.

 

« Tu te rends compte, c’est demain – Oui, demain ». Deux jours qu’elle ne dormait plus. Tant de mystères, de questions, d’inconnu. Est-ce qu’une Ethel peut plaire à un Stéphane ? Comment va-t-il me trouver, je n’ai rien à dire, je n’ai rien pour plaire, je vais avoir l’air idiote. Ce coiffeur m’a coupé les cheveux beaucoup trop courts, cela ne va pas, on ne voit plus que mes oreilles. Mes oreilles. Je ne suis plus qu’une immense paire d’oreilles, qui aimerait une paire d’oreilles, c’est ridicule, je ne m’étais jamais rendu compte à quel point j’avais les oreilles décollées, si j’en parle à Emilie, elle va se moquer de moi. Jamais je ne pourrai y aller. Si je n’y vais pas, Sophie va m’en vouloir. Elle va me détester, elle ne me parlera plus jamais. « tu es sûre que çà va, Ethel – oui, tout bien bien ». Stéphane je t’aime, Stéphane je t’aime.

 

Où est la prairie ? Je la cherche depuis ce matin, impossible de voir autre chose que ces étranges hallucinations, le papier peint est en train de m’étouffer, il a dévoré la forêt, et maintenant, il va vouloir m’avaler. Les oiseaux ne peuvent plus venir jusqu’à moi, je suis dans une cage, il faut absolument que j’arrive à me réveiller. 

 

« Tu n’es pas encore prête ? – Non, je n’ai pas commencé » Où m’enfuir ? Il fait si chaud, je ne vais jamais pouvoir m’habiller. Je ne veux pas sortir, je veux rentrer chez moi, chez moi, chez moi. Pieds nus et herbe folle.

 

« Ethel, je te présente Stéphane. » Le bar était un de ces grands endroits exotiques à la mode, où l’on était accueilli par une immense cascade et des statues venues d’ailleurs. Il n’était pas très grand, Stéphane, avec un costume tout simple, et une chemise sans cravate, bleue. Il était moins bien coiffé que sur la photo, sans doute parce qu’il avait les cheveux un peu plus longs, mais mon Dieu ! Qu’il ressemblait à cette photo ! Ce même regard, qui vous regardait sans vous fixer, un regard tendre, délicat, qui faisait du bien. Immobile, comme si le temps s’était arrêté. Une seconde, deux, une minute, une éternité. La cascade, le bruit de l’eau, le vent dans les cheveux. Enfin, elle était rentrée chez elle. Je dois dire quelque chose, je dois dire quelque chose. Fermant les yeux, elle s’aperçu avec joie que ses pieds étaient délivrés du poids de ses chaussures, elle courrait libre dans l’immensité heureuse de son monde idéal. Sa bouche s’entrouvrit, et d’une voix assurée, elle prononça ces mots : « Stéphane, je t’aime ».

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L
Oui, j'attends la suite avec impatience de mon coté :) <br />
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B
L'art de la nouvelle est très difficile.Etant moi-même incapable de le pratiquer, je reviendrai lire tes créations avec beaucoup d'intérêt
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A
Merci de tes encouragements. Je félicite de la parution de ton roman, et de son succès !