Constance

Publié le par Ah, Frederic est fou

Constance était une ravissante prostituée, qui habitait une jolie chambre toute proprette dans les beaux quartiers, où elle travaillait du lundi au vendredi, comme tout le monde. Contrairement à beaucoup de ses collègues, qui sont entrées en carrière pour de mauvaises raisons, où qui n’ont simplement pas eu le choix, elle aimait son métier, et y mettait tout son cœur. C’était une fille joyeuse, courageuse, avec ce qu’il faut d’ambition ; opiniâtre, elle avait réussi à s’affranchir des grandes difficultés de sa profession, s’était forgée une bonne clientèle d’habitués, et ne recevait que sur rendez-vous. Elle avait tout pour se satisfaire de sa belle réussite.

Naturellement, les débuts n’avaient pas été faciles ; mais elle savait relativiser, dans la vie, on n’a rien sans rien. Deux ou trois fois, alors qu’elle travaillait encore dans la rue, elle avait bien été ramassée par la police, et avait du finir sa nuit au poste ; elle avait eu affaire à quelques clients violents, l’un l’avait même conduite à l’hôpital ; et une nuit, un drogué l’avait menacée avec un couteau sous la gorge pour lui dérober son liquide ; ce sont des petits événements, certes pénibles sur le moment, mais qui l’amusaient aujourd’hui.

Bien sûr, elle ne faisait pas encore partie de ce cercle très fermé des call-girls, qui travaillent pour la jet-set, et réclament de très gros cachets, mais, pour obtenir ce type de position, il faut avoir des relations, être pistonnée, et elle ne connaissait pas grand monde. Il fallait certainement aussi être prête à marcher sur les pieds d’autres filles, et son ambition n’allait pas juste qu’à l’arrivisme. D’une nature généreuse et sans doute trop sensible, elle manquait du mordant qui permet d’atteindre les sommets ; en fin de compte, peu lui importait, elle était heureuse et épanouie.

Au cours de sa carrière, la jeune femme avait déjà eu des « clients-soupirants », de ceux qui ne se comportent plus vraiment selon le rituel habituel, tractation financière, échange marchandise, livraison et règlement, mais comme de vrais amants, pire, des fiancés, parfois même, comble du ridicule, comme des maris. Chez ces hommes, le désir de posséder prime sur tous les autres, et une seule entrevue suffit parfois à faire naître chez eux une risible jalousie, après quelques entrevues, ils se considèrent chez Constance comme chez eux, prêts à laisser leurs pantoufles en dépôt permanent, et bientôt, ils l’embarrassent de questions absurdes, « tu m’expédies, aujourd’hui, j’imagine que tu attends quelqu’un d’autre … ». Un jour même, comble du ridicule, elle avait eu droit à une demande en mariage, ce qui l’avait beaucoup amusé, et qu’elle racontait en riant lors de soirées entre filles. Constance en avait connu pas mal, de ces énergumènes, qui croyaient avoir des droits sur elle, se permettaient des privautés verbales, demandaient plus que leur juste dû. Des « clients-soupirants », elles en avaient toutes. Mais aucun n’était comme François.

François était pour Constance le modèle même du gentil garçon, de celui qui referme la cuvette en sortant des toilettes, qui apporte des fleurs sans raison, qui utilise de vrais mouchoirs en tissu à carreaux, brodés de ses initiales, qui est toujours bien coiffé, rasé de près, qui aime les cartes routières et les jeux télévisés. François rendait visite à Constance deux fois par semaine, le mardi et le vendredi. Toujours bien à l’heure, régulier comme un métronome.

Une fois, cependant, il était arrivé un peu en avance. Constance est très pointilleuse sur l’horaire, si vous êtes en retard, c’est très gênant, parce que cela décale les rendez-vous de tout le monde ; si vous êtes en avance, cela risque souvent d’être un peu embarrassant, surtout au moment où, dans la cage d’escalier, le monsieur qui sort croise le monsieur qui rentre, aucun des clients n’aime çà. Mais ce jour, toute essoufflée d’avoir couru des heures durant de rendez-vous en rendez-vous, la montre à gousset de François, une montre qui a une jolie trotteuse à hélice, s’était déréglée. Cela ne lui arrivait jamais, à cette montre à gousset, de prendre de l’avance, une montre à gousset si fidèle qui était dans la famille depuis l’arrière grand-père Emile, et qui avait toute la confiance de François, elle allait se souvenir des reproches qu’il allait lui faire. Bien innocemment, François frappa du poing de bronze sur la jolie porte de Constance. Pas de réponse, tiens c’est étrange, il recommença. En petite tenue, une Constance toute embarrassée vint lui ouvrir la porte, lui, par la commissure de l’entrebâillement distinguait très bien le gros monsieur encore menotté aux barreaux du lit, ce beau lit de laiton où Constance et lui faisaient l’amour. Il ne savait plus quoi dire ; il était comme tétanisé, absurde, là, sur ce palier, devant ce paillasson qui disait « bienvenu », visiblement, il ne l’était pas du tout bienvenu, o Constance, Constance, Constance. Elle avait le sens pratique : « bonjour mon chou, excuse-moi, mais là, tu es en avance, et je suis occupée. Tu n’as qu’à descendre à la brasserie, prend un café, et remonte d’ici un petit quart d’heure. Après, je suis toute à toi. » Et doucement, la porte palière se refermait sur un François tout pantelant, aller au café, si au moins il avait la force de bouger, à l’intérieur, on distingue les cris du monsieur, il doit en avoir pour cher d’option, comment peut-elle lui faire tout cela ? Ce jour là, la séance de François n’avait été qu’une longue crise de larmes, Constance ne comprend pas, elle s’est déshabillée, il a pleuré de plus belle. Il soufflait, entre deux sanglots « je me tuerais, je me tuerais. » C’est une femme, Constance, elle a l’instant maternel, elle console l’enfant, blottit contre son sein.

 

François aime les dessous en dentelle, et, en passant devant la boutique, elle a pensé à lui. Si triste, il faisait peine à voir, je vais m’acheter quelque chose pour me faire toute belle demain. Constance avait une garde de robe très variée, des choses très jolies, d’autres très inconfortables, cuir, latex, mais qui plaisent. Elle inventoriait les goûts de chacun dans des petites fiches en carton, elle est très bien organisée, et il le faut ; parfois, entre deux prestations, elle a très peu de temps pour un changement de costume. Fiche 157 : Monsieur Raymond en a assez de l’infirmière, pour le prochain rendez-vous, il a demandé « l’hôtesse de l’air ». Mémo : Penser à porter mon tailleur bleu lilas à la blanchisserie, il a déjà servi trois fois la semaine dernière ; fiche 45 : Gérard trouve que la cravache rouge lui fait des irritations, n’utiliser que la noire ; fiche 111 : ne plus jamais toucher aux cheveux de Monsieur Charbonnier, par erreur, la dernière fois, j’ai décroché son postiche» ; fiche 87 : ne pas oublier d’appeler Monsieur Creuset « Bobby », lui, il m’appelle « Pamela ».

 

Qu’ils étaient jolis, ces porte-jarretelles jaune pale ; Constance s’impatientait de voir l’effet que ce nouvel ensemble allait produire sur François, quand enfin la porte s’anima du joyeux toc-toc-toc. Il était un peu coincé dans un costume de tweed, sans doute trop cintré, qui le grandissait et marquait sa silhouette fragile ; son regard était doux et mélancolique, un air d’animal apeuré, le sourire hésitant, qui aimerait apparaître mais n’ose pas s’afficher. Sans un mot, elle lui attrapa la main, pour le faire pénétrer dans son petit intérieur. Mais François, fébrile, n’avait pas l’air d’humeur câlin ; visiblement, il voulait parler, avoir une conversation.

-         Constance, et si on changeait, pour une fois… si sortait, tous les deux, si on allait se balader ?

-         Sortir ? Tu n’y penses pas, alors qu’on est si bien ici, au chaud…

-         J’ai enfin de te parler.

-         Allonge-toi, nous parlerons…

-         Tu ne me comprends pas…

-         Oh, bien sûr que je te comprends, chou, je connais les hommes…

-         Cà, je ne le sais que trop bien…

 

François soupirait, le sourire déjà hésitant avait disparu ; il avait repris son air triste. Constance ne le comprenait vraiment pas. « Je serais ravie de sortir avec toi, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ce n’était pas prévu, nous n’avons pas beaucoup de temps, après, j’ai des obligations – Si ton obligation pointe son nez ici, je la tuerai. » Cette réponse de François la fit éclater de rire, pas d’un rire méchant, ni moqueur, un vrai rire spontané, gentil, un rire tendre. « Tu ne vas pas tuer Monsieur Fraget, voyons ! – Pourquoi pas ? – Eh bien… c’est un de mes clients les plus fidèles ! »

Ce dernier argument mit le gentil François dans une colère terrible, qui émut un peu Constance, elle ne savait pas quoi dire pour le calmer. Il était agité comme jamais, le visage crispé, et des mouvements désordonnés des bras qui tenait des convulsions.

Au summum de la douleur, François se mit enfin à nu ; il ouvrit son cœur, et ce cœur contenait le plus terrible, le plus inavouable des secrets : il aimait Constance.

A cet aveu, Constance eut un mouvement de recul. Elle était effrayée.

Bien sûr, tout le monde sait que çà existe, mais cela reste une théorie, on lit çà dans les livres, cela arrive parfois aux autres, mais pas à soi-même. Tremblante de peur, comme humiliée, elle mit quelques secondes à retrouver suffisamment d’esprit, et les lèvres vacillantes, dans un chuintement, elle réagit. « Mais… comment oses-tu me dire çà, à moi qui ne t’ai rien fait. Je suis une fille honnête, moi ! Va t’en, va t’en, sors de chez moi. »

Abasourdis tous les deux, ils se séparèrent sans se regarder, et elle ne redressa la tête que quand elle entendit la porte claquer derrière lui. En état de choc, elle du encore trouver la force de se saisir du téléphone pour annuler ses rendez-vous de la journée.

François, comme on l’imagine aisément, était au plus mal, encore sonné de la confession qui venait de sortir de sa bouche, comme si sa propre voix lui avait donnée une matérialité qu’il n’avait pas jusqu’alors saisie. Fou de peur, de rage, de douleur, empreint des pires sentiments contradictoires, il ne savait où se réfugier, il avait envie de se terrer dans un infime interstice, de cacher son visage au monde, de trouver une retraite où exiler sa souffrance. Sur le palier où il se trouvait, à la diagonale de la porte d’entrée de l’appartement d’Annabelle, naissait un petit escalier de bois qui conduisait au dernier étage, celui des chambres de bonnes. Ce petit escalier à angle droit dissimulait une étroite alcôve qui parfois servait à entreposer des poussettes ou des vélos d’enfants, mais que François trouva vide. C’était bas, mais suffisamment évasé pour s’y glisser tout entier. Quand la minuterie qui commandait les étages s’éteignit, enfermé dans cette cage de bois, il eut l’impression d’avoir pénétré une grotte, une tanière – un ailleurs hors de l’espace et hors du temps, et, curieusement, cet asile artificiel évasion le rassura un peu, ses respirations reprirent un rythme plus apaisé, peu à peu il se sentit retrouver sa raison. J’aime Constance, pensait-il. Et il se le répétait, pour mieux appréhender cette vérité qui lui était apparu si brutalement. J’aime Constance. Face à un si grand malheur, comme allait-il supporter le poids de la vie ? Dans un réflexe fœtal, il s’était replié sur lui même, et dans cette position qui l’engourdissait et lui faisait oublier son propre corps, il passa la nuit à ruminer de bien sombres pensées.

Le lendemain, Constance, qui est de tempérament joyeux, s’était remise. Se pomponnant dans sa salle de bains toute rose, elle chantonnait. Son premier client n’allait pas tarder à arriver. Elle enfila avec plaisir sa charmante tenue d’écolière. Elle avait à peine terminé de boutonner sa blouse, que brusquement, un grand bruit de bagarre s’invita chez elle. Curieuse, inquiète, elle entrebâilla sa porte et découvrit François, en train d’étrangler monsieur Loret. 

-         Mais, qu’est-ce que tu fais François ?

-         Je tue ton client, qu’il ne te vole pas à moi.

-         Voyons François, Monsieur Loret est mon voisin de palier.

-         C’est vrai ?

-         Mais bien sur ! J’attends Monsieur Colin, mais pas avant un quart d’heure.

-         Mince, c’est bien contrariant, celui-ci, je l’ai étranglé pour rien.

-         Ce n’est pas grave, tu ne voyais pas le mal. Mais il faut demander, avant.

-         Tu ne m’en veux pas trop ?

-         Allez, je ne suis pas rancunière. Débarrasse moi de toute cette pagaille, avant que mon client arrive, et rentre chez toi. Tu n’as qu’à passer ce soir, vers vingt heures, nous pourrons discuter.

 

François, pris sur le fait, était aussi penaud qu’un enfant qui a fait une grosse bêtise, il ne pensa même pas à contredire Constance, et, saisissant le cadavre de Monsieur Loret sous le bras, il se mit en route pour chez lui.

Constance, elle, se disait qu’il faudrait bien qu’elle arrive à raisonner François, mais pour l’instant, elle était encore occupée à se préparer ; on verra ce soir, il sera bien assez tôt pour y penser.

« L’amour est une chimère qui détruit, je suis libre, je veux être libre, j’aime ma vie, mon métier, je ne veux rien changer. Etre moi et ne pas être quelqu’un d’autre. L’amour, c’est beaucoup trop dangereux. L’amour, c’est interdit. » Toc toc toc. A la place de François, c’est un coursier qui sonne. Le colis vient de lui, c’est une petite boîte en carton. Envoyée par François. Une surprise, un cadeau. La boite est toute rouge… c’est joli et chaud. Il est si maladroit, mais si touchant, François. Elle sourit. Dans une petite boîte en carton, François a fait livrer son cœur à Constance.

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C
De tels récits font frissonner...l'amour est effectivement une pure folie que l'on ne devrait même plus quêter.L'unique beauté c'est d'être désespoir de se savoir constance de la solitude à jamais.Se convaincre que l'enfer de Dante nous as digéré, que la poésie ne peut qu'exister dans l'oubli du sentiment pour une seule et unique personne.Cette fin tragique me plaît infiniment.Etant le reflet d'une grande cruauté de ces deux coeurs pris dans l'abîme d'un univers impitoyable.
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L
Quelle histoire ! La fin est tout à fait imprévisible, et très surprenante mais en tout cas très touchante.<br /> SUPERBE.
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L
Je ne m'attendais pas du tout à la chute ! C'est tristounet quand on y pense ...Pauvre François :/
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A
Mais je suis tout à fait prêt à faire comme dans les mauvais feuilletons télévisés ; si le public me réclame en masse le retour de François, je suis disposé à le réssuciter !
B
incroyable ta capacité à installer tout un monde en quelques traits de plume. Tu me rappelles Marcel Aymé ( c'est un compliment: Marcel Aymé est très méconnu, ce n'est pas seulement les Contes du chat perché.)
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A
Merci Béatrice ! C'est en effet un immense compliment, j'ai beaucoup d'admiration pour le talent de conteur de l'auteur du Passe-Muraille et de la Jument Verte, et, d'une façon plus  générale pour tout le mouvement suréaliste. Dada n'est pas mort ! Vive Dada !
J
parfois les femmes ne savent pas ou plus le pouvoir qu'elles ont sur les hommes...
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